46
Winsted ?
Nous nous trouvions justement à Winsted. Et voilà que Cynthia et Grace y venaient elles aussi ? À quand remontait son message ? Presque trois heures plus tôt. Elle avait donc appelé avant que nous quittions l’autoroute du Massachusetts, sans doute pendant que nous traversions l’une des vallées entre Albany et la frontière de l’État.
Je fis un calcul rapide. Il y avait de fortes chances que Cynthia et Grace soient déjà arrivées à Winsted. Depuis au moins une heure, à mon avis. Cynthia avait certainement grillé les limitations de vitesse en chemin, mais qui n’en ferait pas autant, dans l’impatience d’une telle rencontre ?
Ça tenait debout. Jeremy expédiait l’e-mail, peut-être avant même de quitter Milford, ou alors il avait un ordinateur portable, par exemple, puis attendait l’appel de Cynthia. Elle le joignait pendant qu’il était en route, et il lui proposait un rendez-vous dans le Nord. Cela éloignait Cynthia de Milford, et évitait à Jeremy de refaire le chemin en sens inverse.
Mais pourquoi précisément ici ? Pourquoi l’attirer dans cette partie de l’État, sinon pour s’épargner un peu de conduite ?
Je fis le numéro du portable de Cynthia. Je devais à tout prix l’arrêter. Elle allait rencontrer son frère, certes. Mais pas Todd. Il s’agissait du demi-frère qu’elle ignorait avoir : Jeremy. Elle ne se rendait pas à des retrouvailles. Elle tombait dans un piège.
En y entraînant Grace.
Le téléphone contre l’oreille, j’attendis la communication. Rien. Sur le point de recomposer le numéro, je compris soudain quel était le problème.
Ma batterie était à plat.
– Merde !
Je cherchai une cabine téléphonique des yeux, en vis une plus loin dans la rue, et me mis à courir. Depuis la voiture, Clayton me héla d’une voix faible pour savoir ce qui se passait.
Je l’ignorai, pris tout en courant dans mon portefeuille une carte téléphonique dont je me servais rarement. Dans la cabine, j’introduisis la carte et rappelai Cynthia sur son portable. Pas en service. On tombait directement sur la boîte vocale, où je laissai un message : « Cynthia, ne va pas à la rencontre avec ton frère. Ce n’est pas Todd. C’est un piège. Appelle-moi. Non, attends, mon portable est mort. Appelle Wedmore. Je te donne son numéro. » Je sortis fébrilement sa carte de visite de ma poche, dictai les coordonnées de l’inspecteur avant d’ajouter : « Je prendrai contact avec elle. Mais tu dois absolument me croire, Cynthia. Ne va pas à ce rendez-vous ! N’y va pas ! »
Le combiné raccroché, je posai un instant la tête sur l’appareil, gagné par l’épuisement et un sentiment de frustration.
Si elle était venue à Winsted, elle se trouvait peut-être encore dans les parages.
Qu’est-ce qui ferait un lieu de rendez-vous facile à trouver ? Le parking du McDonald’s où nous étions garés, sans aucun doute. Il y avait deux ou trois autres fast-foods aux alentours. Des enseignes emblématiques. Impossibles à rater.
Je rejoignis la voiture à toute vitesse. Clayton n’avait même pas essayé de manger.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Je fis avec la Honda le tour du parking du McDonald’s, en cherchant des yeux la voiture de Cynthia. Ne la trouvant pas, je retournai sur la route principale, et fonçai en direction des autres fast-foods.
– Terry, dites-moi ce qui se passe, répéta Clayton.
– J’ai eu un message de Cynthia. Jeremy l’a appelée en se faisant passer pour Todd, et lui a demandé de venir le retrouver ici même, à Winsted. Elle est sans doute arrivée il y a une heure, ou un peu moins.
– Pourquoi ici ?
Je franchis en trombe l’entrée d’un autre parking, cherchai des yeux la voiture de Cynthia. En vain.
– Le McDo, répondis-je. C’est la première chose qui saute aux yeux quand on sort de l’autoroute en venant du nord. Si Jeremy devait organiser une rencontre quelque part, ce serait forcément là. C’est le choix le plus évident.
Je fis de nouveau demi-tour, repartis à toute allure vers le McDonald’s, bondis hors du véhicule sans couper le moteur, courus au guichet du drive-in, passant devant une personne en train de payer.
– Dites donc, vous n’avez rien à faire là, protesta l’employé derrière son guichet.
– Au cours de l’heure passée, grosso modo, vous avez vu une femme dans une Toyota, accompagnée d’une petite fille ?
– Vous vous foutez de moi ? répliqua l’homme en tendant un sac de nourriture à un automobiliste. Vous savez combien de voitures passent par ici ?
– Vous permettez ? dit le conducteur en prenant le paquet.
Puis il démarra, le rétroviseur frôlant mon dos.
– Ou bien un homme avec une femme âgée ? poursuivis-je. Dans une voiture marron ?
– Éloignez-vous de ce guichet.
– Elle devait être dans un fauteuil roulant. Non, le fauteuil roulant était sans doute sur la banquette arrière. Replié.
Le visage de l’employé s’éclaira.
– Ah oui, ça me dit quelque chose. Mais c’était il y a un moment déjà, une bonne heure au moins. Une voiture avec des vitres teintées, mais je me souviens d’avoir vu le fauteuil. Ils ont pris des cafés, je crois. Et ils sont allés par là, ajouta-t-il en pointant dans la direction générale du parking.
– C’était bien une Impala ?
– J’en sais rien, mon vieux. Vous gênez le passage.
Je regagnai la Honda à toutes jambes, me rassis près de Clayton.
– Je crois qu’Enid et Jeremy sont venus les attendre ici.
– Eh bien, ils n’y sont plus, constata Clayton.
Je pressai le volant, le relâchai, le serrai de nouveau, le frappai du poing. Ma tête semblait sur le point d’exploser.
– Vous savez où on est, pas vrai ? reprit Clayton.
– Quoi ? Évidemment que je sais où on est.
– Vous savez ce qu’on a dépassé en venant. À quelques kilomètres plus au nord. J’ai reconnu la route en passant devant.
La route de Fell’s Quarry. La carrière. À mon expression, Clayton sut que j’avais compris de quoi il parlait.
– Vous ne comprenez donc pas ? dit-il. Il faut raisonner comme le fait Enid, et c’est parfaitement logique : Cynthia, ainsi que votre fille, terminera là où elle devrait se trouver depuis toutes ces années. Et cette fois, Enid veut qu’on retrouve tout de suite la voiture et les corps à l’intérieur. Que la police les découvre au plus vite. On pensera sans doute que Cynthia a perdu la tête, qu’elle se sentait plus ou moins responsable, désespérée de ce qui est arrivé, la mort de sa tante. Alors elle sera montée là-haut pour se précipiter dans le vide.
– Mais c’est aberrant. Ç’aurait pu marcher à un moment donné, mais plus maintenant. Pas avec tous ces gens au courant de ce qui se passe. Nous deux. Vince. C’est dément.
– Exact. Ça, c’est Enid.
Je faillis emboutir une Beetle en sortant du parking, puis repris la direction d’où nous étions venus.
Je roulais à plus de cent quarante kilomètres à l’heure, et en approchant des virages en épingle à cheveux avant Otis, je dus écraser les freins afin de garder le contrôle du véhicule. Après la série de virages, je remis le pied au plancher. Il s’en fallut de peu que nous fauchions un daim qui traversait la route, puis que nous accrochions le tracteur d’un fermier qui débouchait de son chemin.
Clayton broncha à peine.
Il agrippait la poignée de sa portière de la main droite, mais à aucun moment ne me demanda de ralentir. Il comprenait qu’il était peut-être déjà trop tard.
J’ignore combien de temps nous avons mis pour atteindre la route qui bifurquait vers l’est après Otis. Une demi-heure, une heure ? Cela me parut une éternité. Je n’avais que Cynthia et Grace en tête. Et je ne cessais de les imaginer à l’intérieur d’une voiture, plongeant par-dessus le précipice et dans le lac en dessous.
– La boîte à gants, dis-je à Clayton. Ouvrez-la.
Il se pencha avec effort, ouvrit le compartiment, découvrit le pistolet que j’avais pris dans le pick-up de Vince. Il le sortit, l’examina rapidement.
– Gardez-le jusqu’à ce qu’on soit sur place.
Clayton acquiesça en silence, mais fut ensuite pris d’une quinte de toux. Une toux rauque, profonde, caverneuse, qui semblait remonter depuis l’extrémité de ses orteils.
– J’espère que je vais y arriver, murmura-t-il enfin.
– J’espère qu’on y arrivera tous les deux.
– Si elle est là-haut, reprit Clayton, et si on y parvient à temps, qu’est-ce que Cynthia me dira, à votre avis ?
Il marqua une pause.
– Moi je lui dirai que je suis désolé.
Je lui jetai un coup d’œil, et compris à son regard qu’il était désolé de ne rien pouvoir offrir de plus que des excuses. Mais je savais, d’après son expression, qu’aussi tardives et insuffisantes qu’elles fussent ces excuses seraient sincères.
Cet homme avait sa vie tout entière à se faire pardonner.
– Peut-être en aurez-vous l’occasion, répliquai-je.
Malgré son état, Clayton vit le chemin menant à la carrière avant moi. Il n’était pas signalé, et était tellement étroit qu’on pouvait facilement passer devant sans le remarquer. Je dus freiner à mort, et nos ceintures se bloquèrent tandis que nos bustes se projetaient en avant.
– Passez-moi le pistolet, maintenant, dis-je.
Je tenais le volant de la main gauche. La petite route commença à s’élever en pente raide, les arbres à s’écarter, et le pare-brise s’emplit de ciel bleu sans un seul nuage. Puis le chemin s’aplanit pour déboucher sur une petite clairière, au bout de laquelle, garées face au précipice, se trouvaient l’Impala marron à droite et la vieille Corolla gris métallisé de Cynthia à gauche.
Et debout entre les deux, tourné vers nous, Jeremy Sloan. Il tenait quelque chose à la main.
Lorsqu’il la leva, je vis qu’il s’agissait d’un pistolet, et lorsque le pare-brise de notre Honda explosa en mille morceaux, je sus qu’il était chargé.